Chapitre 39
Suivant mes ordres, les soldats tirèrent sur les nobles Unseelies qui nous faisaient face. Cel, en tant que Prince héritier d’un trône de la Féerie, bénéficiait de l’immunité diplomatique. Ils n’auraient donc pas dû obéir, mais nous avions combattu ensemble, je leur avais sauvé la vie. Mes ordres, par l’intermédiaire de leur sergent, nous avaient gardés sains et saufs. Nous formions une unité, et en tant que telle ils firent feu à mon commandement.
Je regardai les nobles tressauter dans une danse frénétique sous cette rafale de balles assourdissante qui les blessa, dans le silence qui s’était installé suite à tout ce boucan et qui semblait ne pas coller aux mouvements qui les agitaient à l’autre bout du canon. Comme s’ils tombaient pour une autre raison. Mais la plupart demeurèrent debout. Je devais agir vite avant qu’ils ne tentent d’utiliser leurs Mains de Pouvoir contre nous.
Le sang coulait noir sous le clair de lune, mais il n’y en avait pas assez. J’en avais besoin de davantage, de bien plus. Pour la première fois, je ne ressentais aucune peur vis-à-vis de mon pouvoir, ni aucune douleur en l’invoquant, simplement une férocité quasi jubilatoire, qui se déversa sur ma peau en une onde de chaleur avant d’impacter ma main gauche en jaillissant hors de ma paume.
— Qu’est-ce que vous faites ? me cria Dawson dans les tympans.
Je n’avais pas le temps de lui expliquer.
— La Main de Sang, fut ma réponse.
Puis je la tournai vers nos ennemis. J’aurais dû m’inquiéter de toucher Doyle dans le procédé, mais en cet instant je savais, tout simplement, que je pouvais le faire. Je pouvais la contrôler. Ce pouvoir m’appartenait. Je l’incarnais.
Le sang jaillit comme d’une fontaine de leurs blessures en de noires draperies. Ils hurlaient, puis Cel leva la main à son tour. Je savais ce qu’il avait l’intention de faire. Sans réfléchir, j’avançai de quelques pas entre mes hommes, mes soldats, mes gens. Dawson tenta de me retenir pour me replacer à l’arrière de ce barrage protecteur qu’ils formaient de leurs corps, lorsque la Main du Vieux Sang de Cel nous frappa tous, et le bras de Dawson retomba. Des cris retentirent derrière moi mais je n’avais pas le temps de regarder.
— À mon tour ! hurlai-je.
Je ressentis une recrudescence de douleur : les clous dans mon bras et mon épaule ; ce coup de poignard reçu lors d’un duel ; les griffures résultant d’une ancienne agression durant laquelle mon bras et ma cuisse avaient été lacérés. Cela faisait mal et je saignai pour lui, mais il ne pourrait pas rendre ces blessures aussi pénibles à supporter qu’elles ne l’avaient été à l’origine, et aucune d’elles n’avait été très sérieuse.
— Qu’avez-vous fait ? demanda à nouveau Dawson. Tout à l’heure nous saignions, et plus maintenant.
Je n’avais ni le loisir ni la concentration nécessaire pour lui fournir des explications. La Main de Pouvoir de Cel ne nous tuerait sans doute pas, mais il était accompagné de certains partisans qui en auraient la capacité. C’était maintenant la course pour déterminer si je pourrais les saigner à blanc avant qu’ils ne parviennent à s’en remettre.
— Saignez pour moi ! hurlai-je.
Le sang jaillit de leurs plaies tel un geyser, et je pus sentir leur chair se lacérer sous l’impact de mon pouvoir, leurs blessures semblables à une porte que celui-ci déchiquetait. Puis le sang suivit une courbe liquide d’une brillante noirceur, éclaboussant l’herbe et les arbres alentour avec une sonorité de pluie.
Les armures irisées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se firent progressivement noires d’hémoglobine et de fragments sanguinolents. Ils hurlaient, à présent, mais ce qu’ils criaient était : « Pitié ! »
Ils imploraient ma pitié, mais les yeux fixés sur Doyle couvert de sang, allongé immobile à leurs pieds, je pris conscience que je n’en avais aucune à leur concéder.
Jamais je n’avais eu l’intention qu’ils meurent à cause de moi. Mais que croyais-tu qui se serait passé en envoyant les soldats se battre contre les Unseelies ? fut ma pensée. Cel était après tout suffisamment cinglé pour aller chercher querelle à l’Armée des États-Unis. Ce que je n’avais pas du tout anticipé, n’ayant même pas imaginé qu’il serait aussi ingérable. Ce manque de lucidité importait peu. Je leur avais demandé de l’aide, et ceux qui me l’avaient apportée étaient en train de mourir autour de moi.
Je restai là debout, pissant le sang, les yeux fixés de l’autre côté de cette étendue d’herbe givrée sur ceux de mon cousin qui ne reflétaient que folie, de la couleur incandescente de sa magie. Son casque laissait son visage apparent à l’exception d’une section en croix au niveau du nez. Il avait invoqué la totalité de ses pouvoirs, mais je sus que cela ne suffirait pas. Cela n’avait jamais fait le poids.
Le vent s’engouffrait dans sa longue chevelure noire qui se déployait librement autour de son armure et qu’il portait toujours ainsi au combat. Bien trop vaniteux pour dissimuler sa beauté, bien trop médiocre guerrier pour vouloir cacher ce détail physiologique qui le désignait comme Unseelie de la Haute Cour, et qu’il ne tressait jamais ni ne nouait en arrière comme Doyle.
Cel était faible, cruel et mesquin. La Féerie n’en voudrait jamais comme souverain. J’allais repartir à L.A., sans pouvoir me résoudre à lui abandonner mon peuple. Je ne pouvais pas laisser notre royaume entre des mains aussi inadéquates.
— Saigne pour moi, murmurai-je dans le vent, qui transporta ma voix, ma magie, et là où il circula, il se transforma en tornade.
Une tornade de glace, de sang et de pouvoir. La Féerie était la terre, la terre était la Féerie, et j’en avais été couronnée Reine. Elle répondait à ma parole, à ma magie et à ma volonté.
Les nobles qui avaient entouré Cel s’enfuyaient maintenant en courant, du moins ceux qui le pouvaient encore. Ceux qui pouvaient ramper firent de même, détalant après avoir récupéré leurs blessés.
— Revenez, bande de lâches !!! leur cria Cel.
Sa concentration s’était momentanément détachée de moi et mes vieilles blessures s’étaient refermées, comme… par enchantement !
Cel se déchaîna alors contre ses sbires. Certains tombèrent sur l’herbe embrassée par l’hiver, terrassés par leurs anciennes plaies que celui qu’ils auraient élu Roi avait rouvertes.
Une onde de noirceur se propagea ensuite sur le champ, comme si une autre nuit se couchait juste au-dessus du givre. Une nuit sans lune, plus enténébrée que les ténèbres même. Je sus, avant qu’elle ne se soit complètement matérialisée, qui se trouverait là, faisant obstacle à ce vent de froideur et de sang que j’avais contribué à faire se lever.
Andais, la Reine de l’Air et des Ténèbres, apparut peu à peu devant son fils pour le protéger, comme toujours, vêtue de son armure noire, son épée évoquant un corbeau dégainée. Sa pèlerine se déployait dans son dos, comme une étoffe faite de ténèbres, et de bien plus encore, tout enveloppée de cette noirceur, et je sentis que son pouvoir lié à l’air repoussait le mien.
La tornade que j’avais invoquée avec l’aide de la Féerie cessa toute progression, sans disparaître ni s’atténuer, mais elle s’arrêta, comme si elle venait de s’emplafonner contre un mur invisible.
Un mur que je tentai de repousser, que j’incitai mentalement mon pouvoir à traverser, et durant quelques secondes il parut se ramollir. La tornade me sembla avancer ; puis ce fut comme si toute substance s’en trouvait aspirée avant qu’elle soit envoyée tourbillonner sous le clair de lune. Ma tante en avait extrait tout l’air comme elle pouvait le faire des poumons !
Sur ce, le Sergent Dawson aboya ses ordres et les soldats se disposèrent en deux rangées, une debout et l’autre agenouillée, avant de la mettre en joue. Avais-je le droit d’ordonner d’ouvrir le feu sur ma Reine ? J’eus un instant d’hésitation, et ce fut ce qui causa ma perte. L’obscurité nous engloutit et nous nous retrouvâmes aveugles, dans le noir total ! L’instant suivant, l’air s’était épaissi, terriblement. Nous ne pouvions plus respirer ! Nous n’avions même plus assez d’oxygène pour appeler à l’aide. Je m’effondrai à genoux, les mains sur l’herbe glacée. Quelqu’un tomba à côté de moi. Il devait s’agir de Dawson, mais je n’y voyais rien. Elle était la Reine de l’Air et des Ténèbres, une déesse guerrière, et nous allions rendre l’âme là, à ses pieds.